L'Amérique (1946) - Franz Kafka
"La loge communiquait, en outre, directement avec le vestibule par deux grandes fenêtres à guillotine derrière lesquelles se tenaient assis deux portiers sans aucun grade, constamment occupés à renseigner les clients sur les questions les plus diverses.
C'étaient des gens littéralement surmenés et Karl aurait parié que le portier en chef, tel qu'il le connaissait, s'était arrangé au cours de sa carrière pour ne pas passer par ces postes-là. Les deux hommes avaient toujours - on ne pouvait pas s'en rendre bien compte du dehors - au moins dix têtes de clients qui interrogeaient à leur guichet. Et avec ces dix questionneurs qui changeaient à tout instant, les langues faisaient parfois un tel méli-mélo qu'on les eût crus tous députés par une région différente. Il y en avait toujours plusieurs qui interrogeaient à la fois et d'autres qui parlaient entre eux. La plupart désiraient prendre ou déposer quelque chose dans la loge, aussi voyait-on toujours surgir des mains qui s'agitaient impatiemment au-dessus du tas.
L'un d'entre eux en voulait parfois à un journal qui se déployait alors subitement dans les airs, éclipsant un instant tous les visages de la fenêtre. Les deux portiers sans aucun grade devaient tenir tête à tout cela. Parler n'eût pas suffi pour cette tâche ardue : ils bavardaient comme des moulins à mots, surtout l'un d'entre eux, un homme sombre dont la barbe noire encadrait tout le visage et qui renseignait, renseignait, renseignait, sans jamais la moindre interruption. Il ne regardait ni la plaque du guichet sur laquelle il avait tout le temps à faire passer quelque chose, ni la tête des questionneurs; il regardait fixement devant lui, visiblement, pour ménager et concentrer toutes ses forces.
D'ailleurs la barbe gênait un peu la netteté de son discours, et Karl, pendant l'instant qu'il resta près de lui, ne put saisir que fort peu de ses paroles : peut-être était-ce d'ailleurs de langues étrangères que l'employé s'était servi, bien qu'elles sonnassent assez anglais. Ce qui ajoutait à la confusion, c'était que les renseignements se suivaient de si près qu'ils débordaient les uns sur les autres et que les questionneurs restaient parfois un bon moment à écouter encore avec une attention passionnée, pensant qu'il s'agissait toujours de leur affaire, pour s'apercevoir à la fin qu'elle était déjà liquidée.
Il fallait s'habituer aussi à la méthode du portier sans aucun grade qui ne se faisait jamais répéter les questions, même si elles étaient inintelligibles dans leur ensemble et que le doute de l'auditeur ne pût porter que sur un détail; un imperceptible hochement de tête trahissait seul, alors, que le portier sans barbe n'avait pas l'intention de répondre à cette question, et c'était affaire au client de découvrir sa propre erreur et de mieux formuler sa demande. C'était surtout là ce qui faisait passer tant de temps à bien des gens devant le guichet.
Pour aider les portiers sans grade, on leur avait attribué à chacun un groom qui allait leur chercher au galop, sur les rayons ou dans diverses caisses, ce dont ils avaient besoin sur le moment. C'étaient les postes les mieux payés mais aussi les plus fatigants que les jeunes garçons pussent trouver à l'hôtel; ils étaient même plus pénibles en un sens que ceux des portiers sans aucun grade, car les portiers sans aucun grade n'avaient qu'à réfléchir et à parler alors que les grooms devaient courir en même temps qu'ils réfléchissaient. S'ils n'apportaient pas ce qu'on avait demandé, le portier sans aucun grade ne pouvait naturellement pas, avec les clients qui pressaient, perdre son temps à donner aux grooms des explications minutieuses, il jetait tout simplement par terre, d'un revers de main, ce que le groom avait déposé sur la table.
Ce qui était très intéressant, c'était la relève de ces portiers, à laquelle Karl put assister quelques instants après son entrée. Elle devait naturellement se faire assez fréquemment, au moins dans la journée, car personne n'aurait pu sans doute tenir plus d'une heure derrière le guichet. Une cloche sonnait pour l'annoncer et on voyait pénétrer aussitôt, par une porte latérale, les deux portiers sans aucun grade dont le tour de rôle était venu, chacun escorté de son groom. Ils se postaient passivement près du guichet et considéraient un moment les gens qui attendaient dehors pour savoir exactement où en étaient les réponses. Dès que l'instant leur paraissait propice, ils frappaient sur l'épaule du portier à relever qui comprenait immédiatement, bien qu'il ne se fût occupé en rien jusque-là de ce qui se passait derrière lui. Tout cela se déroulait si rapidement que les clients en étaient souvent surpris et que parfois ils reculaient presque de peur à la vue du nouveau visage qui surgissait devant eux.
Les deux hommes relevés s'étiraient fortement, puis arrosaient d'eau leur tête brûlante sur deux cuvettes préparées à l'avance. Les deux grooms relevés n'avaient pas encore, eux, le droit de s'étirer, ils devaient d'abord s'occuper un instant de ramasser et de remettre en place les objets qui avaient été jetés sur le sol pendant leur service."
(pp. 229-231)
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