Les belles images (1966) - Simone de Beauvoir







Pourquoi Jean-Charles plutôt que Lucien ? Le même vide se creusant parfois quand elle est avec l’un, avec l’autre ; seulement entre elle et Jean-Charles il y a les enfants, l’avenir, le foyer, un lien solide ; auprès de Lucien, quand elle ne ressent plus rien, elle se retrouve devant un étranger.
Mais si c’était lui qu’elle avait épousé. Ça ne serait ni mieux, ni plus mal, lui semble-t-il. Pourquoi un homme plutôt qu’un autre ? C’est bizarre. On se retrouve embringuée pour la vie avec un type parce que c’est lui qu’on a rencontré quand on avait 19 ans. Elle ne regrette pas que ç’ait été Jean-Charles, loin de là. Si vivant, si animé, des idées, des projets plein la tête, se passionnant pour ce qu'il fait, brillant, sympathique à tout le monde. Et fidèle, loyal, un beau corps, faisant bien l'amour et souvent. Il adore sa maison, ses enfants, et Laurence. D'une autre façon que Lucien, moins romantique, mais solide et touchante ; il a besoin de sa présence et de son accord, dès qu'elle lui semble triste ou seulement préoccupée, il s'affole. Le mari idéal. Elle se félicite de l’avoir épousé, lui et pas un autre ; mais tout de même elle s’étonne que ce soit si important et un hasard. Sans raison spéciale. (Mais tout est ainsi). Les histoires d’âmes sœurs, est-ce qu’on en rencontre ailleurs que dans les livres ? Même le vieux médecin que la mort de sa femme a tué : ça ne prouve pas qu'ils étaient vraiment faits l'un pour l'autre. "Aimer d’amour", dit papa. Est-ce que j’aime Jean-Charles, ai-je aimé Lucien - d’amour ? Elle a l’impression que les gens lui sont juxtaposés, ils n’habitent pas en elle ; sauf ses filles, mais ça doit être organique.
(pp. 66-67)



Laurence n'a aucune envie de se confier à Marthe. Et les mots seraient tout de suite trop gros. si elle disait : je m'inquiète pour maman, Catherine me pose des problèmes, Jean-Charles est d'une humeur de chien, j'ai une liaison qui me pèse, on pourrait croire qu'il y a dans sa tête une masse épaisse de préoccupations qui l'absorbent tout entière. En réalité, c'est là sans y être, c'est dans la couleur du jour. Elle y pense tout le temps, elle n'y pense jamais.
(p. 75)



Comme d'ordinaire, Laurence s'embrouille dans ses pensées ; elle est presque toujours d'un autre avis que celui qui parle, mais comme ils ne s'accordent pas entre eux, à force de les contredire elle se contredit elle-même. Bien que Mme Thirion soit une idiote patentée, je suis tentée de dire comme elle : ce qui est beau est beau ; ce qui est vrai est vrai. Mais que vaut cette opinion même ? D'où me vient-elle ? De papa, du lycée, de Mlle Houchet. A dix-huit ans, j'avais des convictions. Quelque chose lui en reste, pas grand-chose, plutôt une nostalgie. Elle doute de ses jugements : c'est tellement une question d'humeurs et de circonstances. Je suis à peine capable, quand je sors d'un cinéma, de dire si j'ai aimé le film ou non.
(p. 95)



Que faire ? Dès que cette question se pose, quel désarroi ! J'ai toujours été sur des rails. Jamais je n'ai rien décidé : pas même mon mariage ; ni mon métier ; ni mon histoire avec Lucien : elle s'est faite et défaite, malgré moi. Les choses m'arrivent, c'est tout.
(p. 119)



"On supporte, on supporte." Gilbert avait raison. On crie, on pleure, on se convulse comme s'il y avait dans la vie quelque chose digne de ces cris, ces larmes, ces agitations. Et ce n'est même pas vrai. Rien n'est irréparable parce que rien n'a d'importance. Pourquoi ne pas rester au lit toute sa vie ?
(p. 177)

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