La faim (1890) - Knut Hamsun






Comme si je n'avais encore jamais vu mes souliers, je me mis à étudier leur aspect, leur mimique quand je remuais le pied, leur forme et leurs tiges usées, et je découvris que leurs rides et leurs coutures blanchies leur donnaient une expression, leur communiquaient une physionomie. Quelque chose de mon être avait passé dans ces souliers, ils me faisaient l'effet d'une haleine qui montait vers mon "moi", d'une partie respirante de moi-même...
Je déraisonnai sur ces sensations un long moment, peut-être une heure entière. Un petit vieillard vint occuper l'autre bout de mon banc; en s'asseyant, il respira profondément, fatigué de sa marche, et dit : "Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, ah ! oui !"
Dès que j'entendis sa voix ce fut comme si le vent balayait l'intérieur de ma tête. Des souliers n'étaient que des souliers ! Et déjà il me semblait que l'état d'égarement que je venais de vivre remontait à une époque dès longtemps révolue, peut-être une année ou deux en arrière, et qu'il était en train de s'effacer peu à peu de ma mémoire. Je me mis à regarder le vieux.
(pp. 39-40)




Dès que je fus seul, je me levai d'un bond et m'arrachai les cheveux de désespoir. Non, il n'y aurait malgré tout aucun salut pour moi, aucun, aucun salut ! Mon cerveau avait fait banqueroute ! Etais-je donc devenu complètement idiot puisque j'étais incapable de calculer la valeur d'un petit morceau de fromage épice ? D'autre part, était-il possible que j'aie perdu l'esprit, quand je pouvais me poser à moi-même de telles questions ? Au surplus, n'avais-je pas, au milieu de mes efforts de calcul, fait la lumineuse observation que mon hôtesse était enceinte ? Je n'avais aucune raison de le savoir, personne ne me l'avait raconté, cela ne m'était pas non plus venu à l'esprit spontanément, je l'avais vue de mes yeux et j'avais compris aussitôt; et, par-dessus le marché, dans un moment de désespoir, alors que j'étais plongé dans un calcul de seizièmes. Comment expliquer cela ?
(p. 235)

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