L'Aleph (1962) - Jorge Luis Borges


Je pensai qu'Argos et moi appartenions à des univers disctincs; je pensai que nos perceptions étaient identiques, mais qu'Argos les combinait de façon différente et construisait avec elles d'autres objets; je pensai qu'il n'existait peut-être pas d'objet pour lui, mais un va-et-vient continuel et vertigineux d'impressions d'une extrême brièveté. Je pensai à un monde sans mémoire, sans durée; j'examinai la possibilité d'un langage qui ignorerait les substantifs, un langage de verbes impersonnels et d'épithètes indéclinables. Ainsi mouraient les jours et, avec les jours les années, pourtant quelque chose de pareil au bonheur arriva un matin.
(p.27)


C'est peut-être la conséquence de l'abus des détails circonstanciels, procédé que j'ai appris chez les poètes et qui fait tout paraître faux; car pareils détails abondent bien dans la réalité, mais nullement dans la mémoire qu'on en a...
(p.34)


Je n'oublierai pas non plus le soliloque Rosencrantz parle avec l'Ange, dans lequel un usurier de Londres du XVIe siècle veut vainement, à l'heure de sa mort, justifier ses fautes, sans soupçonner que la secrète justification de sa vie est d'avoir inspiré à l'un de ses clients (qu'il a vu une seule fois et dont il ne souvient pas) le caractère de Shylock.
(p.111)


Il crut percevoir obscurément que le passé est la substance dont le temps est fait; c'est pourquoi celui-ci se transforme aussitôt en passé.
(p.177)


Son activité mentale est continue, passionnée, et complètement insignifiante. Il abonde en analogies inutilisables et en scrupules oiseux.
(p.193)

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