Un homme qui dort (1967) - Georges Perec



Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie, un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être, à ta place, un à un, les gestes que tu ne fais plus : il se lève, se lave, se rase, se vêt, s'en va. Tu le laisses bondir dans les escaliers, courir dans la rue, attraper l'autobus au vol, arriver à l'heure dite, essoufflé, triomphant, aux portes de la salle.
(p.19)



Tu apprends à regarder les tableaux exposés dans les galeries de peinture comme s'ils étaient des bouts de murs, de plafonds, et les murs, les plafonds, comme s'ils étaient des toiles dont tu suis sans fatigue les dizaines, les milliers de chemins inexorables, texte que nul ne saurait déchiffrer, visages en décomposition.
(p.56)



Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l'histoire n'a plus de prise, celui qui ne sent plus la pluie tomber, qui ne voit plus la nuit venir.
(p.95)



Tu as beau écouter, tendre l'oreille, l'appliquer contre la cloison, finalement, tu ne sais presque rien. Il semble que plus la précision de ta perception augmente, plus la certitude de tes interprétations diminue. Sans doute, ouvre-t-il ou ferme-t-il à tout instant des tiroirs, mais cela même n'est pas prouvé, rien n'empêche, par exemple, que, dans un but que tu ignores, ou même seulement pour te tromper, il ne frotte l'une contre l'autre deux planches, ou bien qu'il n'ouvre ou ne ferme effectivement un ou plusieurs tiroirs, mais pour rien, c'est-à-dire sans y mettre quelque chose, sans rien en sortir, seulement pour faire du bruit, ou parce qu'il aime le bruit des tiroirs qui s'ouvrent ou qui se ferment.
Sans doute sort-il chaque jour vers la fin de la matinée, mais tu n'es pas là pour t'en assurer et, de même tu sors parfois à la tombée de la nuit avant qu'il soit de retour ; peut-être même sait-il faire semblant de sortir, descendre quelques marches et remonter si doucement que, malgré tous tes efforts, tu ne peux plus percevoir sa présence. Sans doute prend-il de l'eau sur le palier, sans doute sa bouilloire siffle-t-elle quand l'eau vient à ébullition : mais c'est peut-être lui qui siffle, comment savoir ?
(pp.127-128)

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